Le décloisonnement des secteurs sanitaire, social et médico-social : le point de vue croisé de Philippe Gaudon et Jean-François Bauduret

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Le décloisonnement des secteurs sanitaire et social et médico-social, mythe ou réalité ?

La tendance actuelle du décloisonnement entre les secteurs sanitaires et social et médico-social va-t-elle se préciser dans les années à venir ?

JFB : Ce décloisonnement est inéluctable, il est enclenché, même s'il prendra inévitablement du temps pour acquérir un niveau satisfaisant et une qualité optimale.

 Il se fonde sur un principe simple à énoncer : Pour les personnes en situation de fragilité ; comment articuler dans des proportions optimales : projet de vie et projet de soins ? 

La mise en œuvre de ce principe implique le dépassement des cloisonnements observés entre le sanitaire, le social et le médico-social : les usagers fragiles circulant avec de très grandes difficultés au sein d'un labyrinthe de dispositifs étanches et de prestations juxtaposées. Il en résulte la nécessité de penser en termes de parcours coordonnés, partant de l'analyse de la palette des besoins diversifiés des personnes, puis élaborer avec les intéressés des parcours de vie, en y intégrant des parcours de soins.

Indépendamment des tensions budgétaires observées et de la nécessité d'optimiser les diverses ressources, de trop nombreuses personnes font les frais des multiples cloisonnements entre les deux champs : je pense plus particulièrement aux personnes âgées en perte d'autonomie, aux personnes handicapées psychiques, aux personnes autistes, aux personnes cérébro-lésées, ainsi qu'aux personnes atteintes de maladies « handicapantes » au long cours (maladies neuro-dégénératives, etc...)

Pour toutes ces personnes, il existe encore trop souvent : des déficits d'accompagnement, des redondances et la pratique par les acteurs du jeu du mistigri, lié à des dénis de compétences.

Mais ces fragmentations peuvent être dépassées grâce aux outils juridiques existant (pour autant qu'ils soient correctement utilisés) : les programmes pluriannuels de création de places nouvelles,  les schémas régionaux, les PRIAC, les appels à projet, les dispositifs de contractualisation entre les acteurs et les décideurs, la fongibilité asymétrique des crédits d'assurance maladie, devant aller du sanitaire vers le médico-social...

PG : Le décloisonnement entre les secteurs sanitaire, médico-social et social (nous devons traiter du social) est une tendance forte, régulièrement rappelée dans les orientations des politiques publiques. On ne compte plus les colloques qui y sont consacrés, notamment dans sa traduction « parcours de l'usager - fluidité des itinéraires de soins et d'accompagnement... ».

La mise en place des Agences Régionales de Santé s'est également faite sous cet augure, la nécessaire coordination des projets, sur des territoires communs, figurant au titre des gages apportés aux représentants médico-sociaux notoirement inquiets des conséquences de ce rapprochement imposé.

Sans légitimer ces craintes, force est de constater que 4 ans après la publication de loi HPST les constats ne sont pas probants au plan de l'amélioration des coopérations.

Principal témoin, la célèbre « fongibilité asymétrique des enveloppes », supposée bénéficier au développement du secteur médico-social peine, et sans doute peinera, à se mettre en œuvre, chacun protégeant SON « enveloppe », y compris au niveau des Directions centrales des ministères pourtant supposées donner l'exemple.

Espérons qu'il ne s'agisse là que d'un « retard à l'allumage », la mise en place de ces lourdes structures que sont les ARS prenant logiquement du temps.Il n'en demeure pas moins que pour l'usager et les structures concernées, le besoin demeure, voire s'amplifie.

L'alourdissement de la charge en soins des personnes accueillies en établissements sous les effets conjugués du vieillissement, du maintien à domicile, des poly pathologies, justifie le renforcement des plateaux techniques, parfois même au strict plan de la seule gestion des risques et des actes réglementés.

Ces structures sont généralement prêtes à jouer le jeu, pourvu qu'on ne tienne pas de double langage entre les intentions énoncées et les moyens dédiés au titre de la convergence, des CPOM ou autres CPT.

L'enjeu est dans la qualité des prestations offertes mais surtout dans la prévention des épisodes d'hospitalisation toujours très préjudiciables aux personnes vulnérables. S'il ne fallait retenir que les arguments strictement économique, les calculs confirmeraient certainement cet état de fait.

Enfin, il appartient aux structures sociales, en dépit d'une culture forte, de mieux prendre en compte la question des soins, dans leur plus large acception, notamment au plan de la prévention et de l'éducation à la santé.

 

Quels sont les indicateurs de son succès ?

JFB : Tout d'abord, la bonne harmonisation des démarches régionales de planification des bonnes réponses aux besoins multiformes des publics en situation de fragilité : Cela passe tout d'abord par l'affichage d'objectifs clairs dans les modalités d'articulation du sanitaire et du social, dans le cadre général du Plan stratégique régional de santé (PSRS). Puis en découle la mise en synergie (et non la juxtaposition) des trois schémas  princeps pilotés par les ARS : le schéma régional de prévention (SRP), le schéma régional d'organisation sanitaire (SROS) et le schéma régional d'organisation médico-sociale (SROMS). Un bilan des opérations conduites est à établir, à l'issue d'une vraie concertation avec les opérateurs.

Le recensement des retours d'expériences de coopérations décloisonnées, initié par les opérateurs (cf. celles, exemplaires, recensées par l'ANAP dans le champ gérontologique et  du handicap, dans ses publications sur ces deux thèmes) est également un bon indicateur.

Autre indicateur : la production de guides méthodologiques concertés, accompagnant les processus de rapprochement des deux champs et les diverses étapes à emprunter pour étayer une véritable dynamique du changement (incluant une vraie concertation avec les acteurs) Les dispositifs à construire devant s'inscrire au sein de territoires pertinents, il reste à mieux théoriser le contenu des bonnes territorialisations : les territoires de santé ne se pensent pas exactement de la même manière dans le champ sanitaire, social et médico-social : régions, départements, aires infra-départementales de proximité et tous les découpages intermédiaires, n'ont pas exactement les mêmes significations selon les services à structurer ou les publics à accompagner.

PG : Les indicateurs de succès de cette entreprise seront nécessairement la satisfaction des usagers ou leurs représentants. Ces derniers témoignent aujourd'hui davantage des difficultés rencontrées dans cet itinéraire :

  • trouver une place au sortir d'hospitalisation
  • les conditions de séjour hospitalier
  • la prise en compte de la dépendance
  • le suivi des dossiers médical et social
  • les conditions de sortie d'hospitalisation
  • ...

On mentionnera également les formalisations de partenariats ou conventions conclues entre les organismes. A ce titre, il apparaît souvent difficile aux organismes privés commerciaux ou non lucratifs, de convaincre les responsables d'établissements publics de conclure ce type d'actes.

Outre les aspects concurrentiels qui peuvent être engagés, la réponse généralement apportée à ces demandes fait état d'une mission de service publique qui ne supporte pas d'exceptions, quels que soient les spécificités des usagers concernés.

Par ailleurs, notamment dans le cadre des filières gériatriques, on observe que les conventions conclues ne font l'objet d'aucun moyen supplémentaire ni d'aucune évaluation d'effectivité. Guère motivant pour les acteurs, guère efficace pour les bénéficiaires.

Espérons que ces constats ne soient que provisoires et qu'au fil du temps les acteurs concernés dont les autorités de contrôle et de tarification évoluent dans leurs représentations réciproques pour le meilleur service coordonné aux personnes malades et vulnérables.

Quels pourraient être les freins à cette évolution ?

JFB : J'en vois deux principaux.

 Le frein principal réside dans les attitudes des acteurs et de la persistance des défiances réciproques des professionnels des deux champs, défiances qui reposent largement sur la méconnaissance des apports de l'autre : absence de prise en compte  du projet de vie et de l'accompagnement social pour les professionnels soignants, sous-estimation de l'importance des bonnes pratiques thérapeutiques chez les travailleurs sociaux. Encore un fois nos législations sociales et sanitaires comportent pratiquement tous les outils de coopération et de régulation pour articuler les deux segments et tracer des parcours pertinents en cassant les cloisonnements observés. 
Si en terme d'organisation, les législations favorisent une réelle « fluidité » inter-domaines, l'affrontement des cultures et loin d'avoir disparu dans la tête des acteurs et des gestionnaires des deux champs. L'hyper- spécialisation des formations initiales et continues, organisées en silos ne favorise évidemment pas le travail interdisciplinaire, d'où l'impérieuse nécessité d'organiser des modules de formation transversaux- ce qui n'est pas incompatible avec l'accroissement de la technicité de chacun, au titre de son cœur de métier.

Ajoutons que les tensions budgétaires à l'œuvre sur les dépenses de santé, médico-sociales et sociales sont également de nature à favoriser les replis identitaires et les corporatismes à courte vue...

Un second frein tient dans les moyens humains mis à dispositions des ARS et de leurs délégations territoriales : pour conduire un pilotage régionalisé du décloisonnement (articulation des deux principaux schémas régionaux, création de plateformes de services polyvalents, mise en œuvre des coopérations nécessaires au fonctionnement en réseau, émergence des contractualisations en découlant : il faut du temps de persuasion et de négociation et des méthodologies éprouvées pour favoriser les rapprochements, résorber les dénis de compétence et l'exercice dévastateur du » jeu du mistigri »

A ce titre les effectifs des ARS sont loin d'être pléthoriques et les chantiers du décloisonnement à conduire sont très chronophages.

PG : Les freins à ce décloisonnement sont multiples.

Ils sont « institutionnels », du fait de l'importance et de la multiplicité des organisations concernées dont les fédérations peinent à garantir une forme espérée d'union sacrée.

Ils sont techniques, l'ensemble des organismes gestionnaires, qu'ils soient sanitaires ou médico-sociaux, ayant d'autres « chats à fouetter », que ce soit sous l'angle des certifications et autres évaluations externes, des enjeux économiques posés en termes de productivité (T2A et taux d'occupations) ou des multiples problèmes liés à la démographie des professions médicales et para médicales qui contrarient les conditions de fonctionnement de l'ensemble des structures concernées.

Ils sont « politiques », les ARS supposées soutenir ce décloisonnement se trouvant placées dans un rapport pas nécessairement favorable avec le chef de file des autorités de contrôle que constitue dans l'essentiel du champ social et médico-social les Conseils généraux.

Ces derniers, à supposer que la question figure au rang de leurs priorités, se trouvent   démunis dans leur rapport avec les établissements de santé qui échappent à leur contrôle. Parfaite illustration d'une décentralisation inachevée ou mal pensée.

 

Ils sont culturels essentiellement. Ne perdons pas de vue que le secteur médico-social s'est établi contre ou en réaction aux réponses essentiellement « asilaires » proposées par les établissements sanitaires. Cette patiente construction datant de plusieurs décennies a fait le lit d'une opposition de référentiels qui ne peut être gommée d'un coup de plume, fut il législatif.

Les acteurs des deux champs peuvent d'ailleurs être renvoyés dos à dos au plan de la responsabilité de cet état de fait. Les corporatismes dominants des deux secteurs (médecins ; infirmiers / éducateurs ; psychologues...) peuvent également participer de la difficulté à établir le dialogue.

 

Nombre d'autres exemples traduisent cette réserve réciproque que même les vocabulaires ou jargons traduisent : accompagnement / prise en charge - patient / usager...

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