Efficacité professionnelle

Workation ou comment mixer vacances et télétravail ?

Workation

Travailler ni au bureau, ni à la maison : le concept flexible du bureau avec vue, baptisé « workation » en anglais, séduit de plus en plus, des indépendants mais aussi des salariés. Et de nouveaux lieux se développent pour les accueillir, à la montagne ou ailleurs… Témoignages.

La neige est tombée en abondance. Val Thorens se réveille sous un manteau blanc ensoleillé. Bien installé dans l’un des canapés de l’« Alpen Art », un restaurant-salon de thé avec grandes fenêtres ouvertes sur l’emblématique cime Caron, Andrés, 34 ans, reste concentré sur son ordinateur portable. « C’est le deuxième hiver que je m’installe une semaine à Val Thorens, pour l’ouverture », explique-t-il.

Responsable commercial dans une PME à Rouen, il profite de la flexibilité que lui offre son entreprise, avec deux jours de télétravail par semaine, cumulables jusqu’à huit jours. Pour concilier sa passion et ses engagements, Andrés commence tôt le matin, puis s’offre une pause ski entre 12 heures et 15 heures et se reconnecte jusqu’en fin de journée. « Je m’adapte en fonction de mes rendez-vous, mais aussi selon la météo ! »

« Un avant et un après Covid »

Andrés pratique, comme d’autres télétravailleurs, le « workation », un terme un peu barbare né de la contraction de « work » et « vacation », ou en français « tracances », qui n’est guère plus élégant ! Depuis quelques années et bien sûr surtout depuis la pandémie, de nouvelles façons de vivre son travail se dessinent.

« Il y a un avant et un après Covid », souligne Catherine Namin, DRH de l’ONG Solidarités International. « On le voit lors des entretiens d’embauche, confirme Florence, directrice dans un cabinet de recrutement. Les personnes n’hésitent pas à refuser un poste si elles estiment que l’entreprise ne propose pas assez de jours en télétravail. »

Alors que certaines entreprises reviennent sur la notion de télétravail à 100 % (le « full remote ») , le concept de télétravail « hybride » ou « flexible » – même avec certaines contraintes de présence au bureau – ne semble pas près de disparaître. Sans doute parce que « la culture du travail a changé, souligne Régis Blugeon, vice-président chargé des ressources humaines chez Saint-Gobain. Quand nous avons signé, fin 2018, notre accord sur le télétravail (deux jours par semaine pour les postes qui le permettaient, soit 20 % de nos collaborateurs et près de 8.000 personnes), c’était révolutionnaire ! Aujourd’hui, nous vivons très bien avec. Nous avons démontré, suite au Covid, que le télétravail contribuait pleinement à la performance de l’entreprise et ne l’abaissait pas. C’est par ailleurs un atout essentiel de notre marque employeur. »

Les chiffres d’un phénomène en plein essor

Un milliard de télétravailleurs nomades d’ici à 2035. C’est l’estimation de Levels.io, le site de Pieter Levels, fondateur de la plateforme Nomad List. En réalité, tous les spécialistes s’accordent sur une chose : il est très compliqué de produire des chiffres précis sur ce sujet, a fortiori sur le « workation », puisque dans la plupart des cas les personnes n’ont pas d’obligation de déclarer d’où elles travaillent. En ce qui concerne le télétravail, 56 % des Français le pratiqueraient à raison d’au moins une journée par semaine (2022), selon une étude de JLL France. Selon une autre étude menée en mars 2023 par le groupe IWG auprès de 2.000 employés de bureau, 31 % des personnes prévoyaient de prolonger leur séjour sur leur lieu de vacances l’été en y télétravaillant. Par ailleurs, selon l’étude « People at Work » réalisée par ADP en octobre 2023, 12 % des 2.000 travailleurs français interrogés auraient déjà déménagé à l’étranger tout en continuant à travailler pour leur employeur actuel, et un tiers l’envisagerait.

« Désormais, les gens souhaitent même, dans une majorité des cas, a fortiori les moins de 35 ans mais aussi les plus expérimentés, choisir l’endroit depuis lequel ils ou elles vont travailler. C’est un facteur d’attractivité important », explique Florent Turc, responsable recrutement chez Solidarités International, qui a lui-même opté pour Marseille, alors que le siège est à Clichy.

Le concept : ne pas rester « confiné » chez soi, mais travailler d’un peu partout, en fonction de ses contraintes, de ses envies, de sa vie privée, de ses passions… « C’est une tendance de fond qui correspond à un rééquilibrage entre la vie professionnelle et la vie personnelle », analyse Clément Marinos, maître de conférences en économie à l’Université Bretagne-Sud et membre d’un projet de recherche sur ce sujet.

Un appartement avec la fibre

Et les professionnels du tourisme l’ont bien compris. « A Val Thorens, des personnes installées avec leur ordinateur font partie du paysage, remarque Vincent Lalanne, directeur de l’office de tourisme. Grâce à la liaison fibre Lyon-Turin, nous bénéficions d’une très bonne connexion Internet, le critère déterminant ! » Les hôtels quatre et cinq étoiles se sont dotés de réseaux wifi performants pour leurs clients, mais aussi pour ceux qui apprécient de travailler depuis leur lounge cosy.

Grâce à ces facilités, les clients étirent volontiers leurs séjours du jeudi au lundi. « Certaines familles avec de jeunes enfants recherchent une location pour deux semaines ‘avec de la fibre’, explique Thibaud Loubère, responsable marketing à Val Thorens. L’un des parents travaille la première semaine, pendant que l’autre s’occupe des enfants et va skier. La semaine suivante, ils inversent. » Sans parler de ceux que l’on appelle ici les « régionaux » (Lyonnais, Grenoblois, Genevois) qui « montent en station » quand la neige est bonne pour travailler et… skier.

Levier économique

C’est d’ailleurs devenu un levier économique pour les domaines. « À Verbier, le ‘workation’ coche beaucoup de cases, reconnaît Arnaud Walpen, responsable de la promotion. Le Valais, situé au coeur de l’Europe, est bien connecté en transports et en Internet. Alors, venir chez nous pour le tourisme tout en travaillant, ça joue bien ! C’était dans l’air, mais avec le Covid, on a vu des personnes quitter les villes et s’installer ici cinq à six mois. Une partie d’entre elles est même restée. »

Cela me permet de faire du sport cinq à six fois par semaine et de profiter du ski en hiver ! C’est une combinaison qui demande discipline et flexibilité, ainsi que de la confiance, dans les deux sens…

C’est le cas de Pedro, directeur commercial chez Zeiss, leader dans l’optique de précision, qui a vendu son appartement à Zurich, où sont situés ses bureaux, pour s’installer à plein temps à Verbier. L’entreprise le lui permet, à condition de se rendre trois fois par mois à Zurich ou à Vienne.

Cela me permet de faire du sport cinq à six fois par semaine et de profiter du ski en hiver ! C’est une combinaison qui demande discipline et flexibilité, ainsi que de la confiance, dans les deux sens…

A Verbier, difficile d’évaluer la taille de la « communauté » de « tracanciers », mais ils seraient assez nombreux pour dynamiser l’activité. A titre d’indice, la station compte déjà deux espaces de coworking. « Sur 100 m2, nous proposons une vingtaine de places assises, une salle de réunion avec grand écran, ainsi qu’une cabine ‘phone booth’, explique Norman, gérant du Mountain Hub. Dès novembre, nos habitués nous contactent pour réserver un bureau fixe. » Tel Alexis, un Canadien qui chaque hiver s’installe à Verbier pour quelques semaines. Grâce au décalage horaire « avantageux », il profite pleinement du ski le matin et se connecte l’après-midi.

Nouveaux lieux

Le développement du « workation » donne aussi naissance à de nouveaux lieux. Ainsi, dans le hameau de Courbaton, à deux lacets de la station des Arcs 1600, Lucas Falcoz et sa soeur Candice, deux enfants du pays, ont eu l’idée en 2021 de transformer le chalet familial en ce qu’ils ont baptisé un « Wanderful Life Refuge ».

« Nous souhaitions répondre à l’envie des urbains qui veulent souffler, sortir du cadre pour travailler et vivre mieux, dans un contexte convivial. D’où ce concept de ‘coliving’ haut de gamme, avec des chambres dignes d’un bel hôtel, une grande pièce à vivre avec cheminée, une cuisine bien équipée et une grande table ouverte sur les sommets où partager une raclette, pour ceux qui le souhaitent. »

C’est cette offre originale qui a séduit Laurence, 49 ans, conseil en « cash management ». « J’aime passer chaque année une semaine à la montagne pour allier travail et ski. Comme je venais seule, j’étais attirée par ce concept de ‘coliving’ dans un très beau chalet, intime et calme. C’est sympa, le matin, de se retrouver autour de la table du petit-déjeuner, et, le soir, de débriefer sa journée autour d’un verre devant la cheminée. » Grâce à un tarif raisonnable (à partir de 200 euros en hiver la chambre pour deux avec petit-déjeuner), le chalet ne désemplit pas. Un deuxième vient d’ailleurs d’ouvrir à Saint-Gervais.

Ça m’a fait beaucoup de bien mentalement de travailler dans un espace en pleine nature. Sans être des vacances, j’ai pu casser ma routine et me ressourcer.

Une approche adoptée aussi par Jessica, graphiste indépendante, qui vient de s’octroyer pour la première fois une semaine en télétravail à Saint-Lary, chez Pyren’Escape, une grande maison qui accueille des personnes en coworking avec un espace de vie partagé. 

Ça m’a fait beaucoup de bien mentalement de travailler dans un espace en pleine nature. Sans être des vacances, j’ai pu casser ma routine et me ressourcer.

Colin, 39 ans, est quant à lui salarié, responsable marketing dans une entreprise de la tech. « Mon contrat de travail est ‘hybride’, au sens où je dois être au bureau deux jours par semaine, et en parallèle je peux, cinq semaines par an, travailler depuis un des cinq pays européens dans lequel mon entreprise opère. »

Du coworking au coliving

Créée il y a deux ans par Niels Rolland, Paatch est une plateforme qui propose aux télétravailleurs nomades des lieux de coliving éphémère. « Nous louons des maisons, villas, chalets, au bord de la mer, à la montagne ou à la campagne, avec une très bonne connexion Internet et au minimum 6 chambres pour accueillir 10 à 15 personnes sur un séjour d’une semaine, avec un espace de vie commun depuis lequel on peut travailler », explique Niels Rolland. Tarif : de 250 à 500 euros la semaine selon les lieux. « C’est comme une vie en communauté sur quelques jours dans un contexte agréable, souligne Julie, qui vient justement de passer une semaine à L’Alpe d’Huez. Je n’aurais pas les moyens de m’offrir un week-end dans ces conditions. Mais là, j’amortis mon déplacement en travaillant sur place. » De nouveaux coliving de ce type se multiplient en France. Comme Pyren’Escape, le premier des Pyrénées, ouvert à Saint-Lary par Vincent Gardies. Outsite, une autre plateforme, créée par Emmanuel Guisset, vient d’ailleurs de lever 300 millions d’euros pour transformer de petits hôtels en lieux de coliving, notamment en Europe.

Grâce à Paatch, une plateforme d’offre de coliving et coworking (voir encadré), Colin a passé en septembre une semaine « dans une maison splendide » au Cap Ferret et en décembre une autre à L’Alpe d’Huez. « Ce système m’apporte beaucoup en relations sociales et me permet de ne pas me sentir isolé, ce qui peut être le revers du télétravail. En réalité, je déconnecte, sans déconnecter ! C’est l’idéal. »

Un phénomène qui fait tache d’huile

On a longtemps cru que le concept de télétravail hors de chez soi était réservé aux « nomades numériques », forcément dans la tech, freelances, développeurs etc. « On se rend compte aujourd’hui que le phénomène s’élargit à d’autres métiers, constate Clément Marinos. Avec un ordinateur portable et une bonne connexion, vous pouvez exercer presque n’importe quel métier d’où que ce soit. Grâce àStarlink [fournisseur d’accès Internet par satellite], vous pouvez même travailler depuis un voilier au milieu de l’océan. »

« Actuellement, 56 pays proposent des visas spécifiques pour les travailleurs nomades et se livrent une compétition féroce pour les attirer », poursuit-il.

C’est ainsi qu’Indji, responsable des relations publiques pour HelloTickets, une plateforme qui propose des activités touristiques dans le monde entier, a quitté Paris après le Covid pour s’installer quelque temps avec son compagnon à l’île Maurice. « Grâce à mon entreprise, je peux travailler d’ici, et je me cale sur les horaires européens. Cela me laisse du temps le matin pour profiter des environs. Et pour maintenir les liens, nous nous retrouvons tous, deux fois par an, pendant trois jours dans un lieu choisi, comme en octobre à Lisbonne. »

© Maguelone du Fou pour les Echos Week-End

Martin, lui, est avocat d’affaires dans un cabinet parisien. « Il y a un an, j’ai décidé de vivre un mois à Formentera, aux Canaries, dans un AirBnB. J’étais motivé par le climat et la mer, car j’adore courir, nager, faire du surf. J’ai investi dans un deuxième écran PC et je me suis organisé. Ce qui est impressionnant, c’est la rupture entre le travail, qui reste le même qu’à Paris, et la vie où rien ne ressemble à ce qu’on connaît. On ferme l’ordinateur, on lève les yeux, c’est la fin de la journée et la lumière est orange sur la mer. On éprouve le sentiment de vivre de manière boostée… » Martin résume assez finement ce qui fait que cette autre manière de vivre et travailler s’inscrit clairement dans ce « monde d’après ». Celui qui se cherche encore mais dont les signes sont déjà bien visibles…

Valérie Sarre

 

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