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EXCLUSIF – Des dirigeants plus soucieux de recruter que de fidéliser

Des dirigeants plus soucieux de recruter que de fidéliser

Pas de grande démission en France mais des difficultés à recruter, selon 86,3 % de la centaine de dirigeants sondés par The Boson Project. « Je sais que le turn-over va être important. Je ne perds plus de temps à fidéliser les salariés car je n’en ai pas les moyens », explique l’un d’eux.

Pas le temps de souffler. Après avoir travaillé sans relâche, depuis la survenue de la pandémie de Covid, voici les dirigeants d’entreprise pris dans le tourbillon de la réinvention du pacte social.

Télétravail , efforts de revalorisation des salaires (minés par l’inflation), hybridation des modes de travail, semaine de quatre jours … « 50,5 % sortent des grilles de salaire et 66 % des patrons repensent les conditions de travail », pointent les auteurs de l’enquête « Le monde d’après aura bien lieu », de The Boson Project, structure fondée par Emmanuelle Duez , qui accompagne les entreprises dans leurs transformations en partant des personnes. « La flexibilité devient l’étendard des recruteurs pour attirer les candidats et remplacer ceux qui sont partis ».Pas de grande démission en France mais des difficultés à recruter, selon 86,3 % de la centaine de dirigeants sondés dans le cadre de ces travaux dont « Les Echos » ont obtenu la teneur en exclusivité. « Je sais que le turn-over va être important. Je ne perds plus de temps à fidéliser les salariés car je n’en ai pas les moyens », explique l’un d’eux.

« Salariat liquide »

Ce qui a changé ? Le rapport de force – « libre et flexible » pour 68,8 % de ces patrons – aujourd’hui favorable aux employés, selon 78 %. « Il faut désormais « aller chercher les gens, les convaincre, les intéresser », appuie un dirigeant. La fidélité à l’entreprise n’existe plus, les salariés ont de nouvelles attentes (notamment les jeunes générations) et la relation au travail est devenue individualiste, pour quelque 60 %. Pis, transactionnelle et marchande, pour 41,3 %. Ce « salariat liquide », selon l’expression de chercheurs de l’EM Normandie, et quelque peu mercenaire renforce le consumérisme tant des salariés que des organisations.

Une minorité de patrons toutefois rejettent toute surenchère : « Nous ne sommes « pas là pour répondre au bonheur des collaborateurs mais pour leur apporter du bien-être au travail », tempêtent-ils. Certains trouvent même « limite » le comportement de certains candidats en plein processus de recrutement : « Ils ne préviennent pas quand ils ne viennent pas et utilisent nos propositions salariales pour faire monter les enchères », s’indignent-ils.

Plus modérés, d’autres cherchent à associer flexibilité entre les vies professionnelle et privée et bonne combinaison collective tandis que, pour les plus prompts à négocier, « le niveau de compétitivité sur le marché du travail est tel que si vous voulez des collaborateurs qui correspondent à ce dont vous avez besoin (surtout si vous êtes situé hors de la capitale), vous êtes obligés de proposer une flexibilité extrême .»

Collision avec le collectif

La flexibilité devient une condition sine qua non pour recruter , mais pas pour doper l’engagement des salariés. Du reste, le rapport Gallup de 2022 explique que leur désengagement trouve principalement sa source dans un traitement injuste au travail, mais aussi en raison d’une charge de travail ingérable, d’une communication peu claire de la part des responsables, d’un manque de soutien de la part des managers et de contraintes de temps déraisonnables. « On comprend que les raisons des démissions sont probablement plus organisationnelles et managériales qu’issues d’une gourmandise financière ou de la paresse des travailleurs français», décode l’enquête The Boson Project

La flexibilité ne permet ni de répondre au souci de cohésion et d’engagement des salariés ni de fidéliser sur le moyen long terme. Fractures entre les métiers, inégalités salariales, dégradation de la relation client, plateformisation des emplois, difficultés managériales, difficulté à faire société… Les dirigeants le savent, à moyen terme, les approches individualisées entreront en collision avec le principal défi de demain, celui de l’utilité du travail et de la préservation du collectif.

« Chacun pense s’en sortir par lui-même. Si on veut réellement que l’entreprise soit politique et se questionne sur sa raison d’être, il faut recréer les conditions d’un dialogue sur ce que cela signifie pour les parties prenantes – notamment les salariés », estime l’avocat en droit social Yann-Maël Larher.

« On mobilise désormais davantage autour de la créativité, du jeu, du rêve… Après des décennies de développement industriel, de progrès scientifique, de labeur individuel, de taylorisme organisationnel », observe le sociologue Michel Maffesoli. « Google va, par exemple, proposer 15 à 20 % du temps à faire autre chose que du travail ! C’est bien sûr une « récupération », car à terme cela induit des gains de productivité ! […] Selon une logique contradictorielle, les dirigeants – qui ont le nez creux – tentent de mener de concert, d’une part, la logique économique et, d’autre part, ces nouveaux imaginaires qui poussent dans la société ».

Managers et dirigeants fatigués

Le rôle du leader « n’est pas de combattre l’instabilité mais de trouver des stratégies pour mieux l’intégrer, pour mieux vivre avec », a rappelé la professeure Rita McGrath dans une interview exclusive aux « Echos ». Humilité et pragmatisme guident les dirigeants sondés.

«J’ai l’impression qu’on réinvente la façon dont on doit travailler tous les mois. On ne peut pas mettre des choses en place et récolter les fruits dans 2 ans. Il faut tout le temps être dans une certaine urgence, sans avoir le temps de voir si ce qu’on met en place prend correctement. », témoigne un patron. Face à l’urgence de transformation, place à l’essai-erreur ou test &learn , à la capacité à se remettre en question , à l’intelligence collective et à la coconstruction .

Après le pic de la crise du Covid qui a fédéré les salariés autour de leur véritable mission, « il y a depuis septembre 2021 une baisse de régime avec notamment des managers usés », remarquent les dirigeants qui auto-évaluent leur propre engagement à 4,2 sur 5​.

« Énergique, fatiguée, démotivée, engagée… Je suis tout ça à la fois, difficile de dire ! », confie une patronne. ​Cette situation, entre engagement et usure, peut contribuer à expliquer une santé économique en demi-teinte, notée à 3,8 sur 5 en moyenne par les dirigeants, juge l’enquête, avec parallèlement une performance collective évaluée, en moyenne, à 3,5 sur 5 par les collaborateurs, et à 3,8 sur 5 par les managers.

Sens, raison d’être, discordance

Si repenser les pratiques managériales s’impose, il importe surtout de redonner du sens au travail. « La loi Pacte , c’est la volonté d’une responsabilité accrue de l’entreprise sur ses externalités sociales et environnementales mais, in fine, il n’y a personne pour vérifier quoi que ce soit. Et ça lasse les gens. Cela pose la question de l’efficacité de la règle », observe ​Yann-Maël Larher.

« La vague de déclarations autour de la raison d’être de l’entreprise a créé des discordances entre ce qui était entendu dans les discours des dirigeants et ce qui était vécu par les collaborateurs. Il faut reconnecter les mots aux actes », juge Céline Marty, agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail. Ce qui est en jeu, en définitive, est bel et bien la question du travail de qualité.

Par Muriel Jasor

 

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