Si l’intelligence artificielle menace les emplois de certains secteurs, elle en crée de nouveaux et pousse les salariés à développer des compétences plus stratégiques. Une transition qui, bien gérée, pourrait bel et bien devenir une opportunité pour les entreprises et les travailleurs.
L’intelligence artificielle, menace ou opportunité pour l’emploi ? Aux Etats-Unis, les entreprises américaines ont annoncé en octobre leur plus grand nombre de suppressions d’emplois depuis plus de vingt ans, selon les données du cabinet de reclassement Challenger, Gray & Christmas.
Le mois dernier, 153.074 postes se sont en effet volatilisés outre-Atlantique, soit près de trois fois plus qu’à la même période l’an dernier, principalement dans les domaines de la technologie et de la logistique. Cette vague de licenciements (21.000 postes chez Intel, 15.000 pour Microsoft, 14.000 au sein d’Amazon…) s’explique à la fois par la montée en puissance de l’intelligence artificielle, qui transforme de nombreux secteurs, et par une intensification des politiques de réduction des coûts.
L’exemple des centres d’appels
L’intelligence artificielle rebat-elle fondamentalement les cartes du marché de l’emploi ? « En France, dans les centres d’appels, on voit des suppressions assez importantes de postes car l’IA peut répondre aux clients de manière rapide et précise », constate Yahya Fallah, membre du comité exécutif de la Confédération des petites et moyennes entreprises chargé de l’intelligence artificielle. Quand il s’agit d’illustrer les emplois menacés par l’IA dans l’Hexagone, l’exemple des centres d’appels est celui qui revient dans toutes les bouches.
Rares sont les entreprises à assumer et à être transparentes sur le sujet. Parmi elles, Onclusive, qui avait annoncé en septembre 2023 un projet de réorganisation impactant 209 postes, lié à l’intégration de nouvelles technologies, dont l’intelligence artificielle. « Deux ans après, nous pouvons dire que cette transformation a été plus mesurée que prévu initialement. Si 146 personnes ont été licenciées pour motif économique, chaque personne concernée s’est vue proposer un autre poste en interne dans le cadre de cette transformation. 53 collaborateurs ont accepté, d’autres sont partis à la retraite ou partis de leur plein gré. De nombreuses solutions leur ont été proposées », relate un porte-parole.
Avec un peu de recul, le spécialiste de la communication et de l’analyse des médias estime que cette décision a « amélioré l’efficacité de nos services : cela nous permet de continuer à offrir un accompagnement de haut niveau et de répondre aux exigences croissantes de nos clients ».
Le conseil sur le qui-vive
Autre milieu où l’IA fait grand bruit : celui du conseil, une bonne partie des missions des consultants – notamment juniors – pouvant être effectuée par l’IA. Dans le secteur, aucun cabinet n’évoque ouvertement l’éventualité de freiner les embauches, mais les effets sont pourtant déjà visibles. Fin septembre, Accenture a annoncé le licenciement de milliers d’employés dans le monde jugés incapables d’intégrer l’IA dans leur façon de travailler. Plus récemment, KPMG a demandé à chacun de ses consultants d’expliquer comment il utilise cette technologie.
Mais qu’en est-il ailleurs ? « Nous n’avons pas d’entreprises qui nous sollicitent pour réduire leurs effectifs en raison de l’IA », explique Malik Douaoui, avocat spécialisé en droit social chez Deloitte Société d’Avocats. Mais cela pourrait évoluer dans les mois et années qui viennent. Pour l’heure, il est encore tôt pour savoir quel sera l’impact de l’IA sur l’emploi.
Compétences à forte valeur ajoutée
A ce stade, l’IA permet à de nombreux salariés de se décharger de tâches chronophages et répétitives, comme la collecte et le traitement de données. Et donc, de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée, de passer plus de temps avec leurs clients… Un changement qui a donc des conséquences sur les compétences valorisées et sur les profils les plus prisés.
Comme dans le secteur de la comptabilité : « nous avons désormais moins besoin de profils d’exécutants et davantage de professionnels capables d’exploiter les outils d’IA, de croiser des sources d’information et d’en tirer des décisions éclairées », explique Emmanuel Gauzy, président de la Fédération des experts-comptables et commissaires aux comptes de France.
Ceux qui ont le plus à craindre pour leur poste sont ceux « à qui on ne demande pas de vrai savoir-faire manuel ou intellectuel, mais simplement d’exécuter. Ceux qui sont un peu le ‘ventre mou’ de différents secteurs », constate Benoît Binachon, associé de UmanPartners, cabinet de chasse spécialisé dans les fonctions data et IA. Il pense à certains professionnels de la fiscalité, de la gestion de patrimoine, dans le juridique, de la comptabilité, « dont la mission est de traiter des informations disponibles en ligne, ce que l’IA fait très bien ».
Se former en continu
Alors, comment rester compétitif sur le marché de l’emploi ? « L’IA renforce les forts et fragilise les faibles, tranche Malik Douaoui. Elle vous oblige à être meilleur qu’elle ne l’est, à aller là où elle ne peut pas aller, à prendre de la hauteur et à développer votre sens critique. » Un avocat qui plaide au tribunal, par exemple, n’a a priori pas trop à craindre pour son poste. Même chose pour les cadres qui ont bâti un solide réseau au fil de leur carrière, et qui leur est utile à leur poste.
« Les artisans, qui font preuve d’un savoir-faire unique et de créativité, devraient être épargnés. Tout comme les professions où le lien humain est primordial et où faire appel à un robot mêlé à l’IA n’aurait pas de sens. L’infirmière à l’hôpital, par exemple », ajoute Benoît Binachon.
Et lui est plutôt optimiste. « A chaque révolution technologique, on se dit que tout le monde va être sur le carreau, constate-t-il. Je suis sûr que si on est agile, formé à apprendre, on peut surfer sur cette vague, s’adapter, comme on l’a fait avec l’ordinateur, Internet, les applis spécialisées… » Mais pour ça, il faut savoir comment maîtriser ces outils et s’y former de manière continue, plutôt que de les subir.
Nouveaux métiers en vue
Dans de nombreux cas, les chefs d’entreprise imaginent que l’IA permettra à leurs salariés de gagner du temps, pas de faire toutes les missions d’un même poste. Mais si une équipe parvient à dégager 30 % de son temps grâce à l’IA, les employeurs risquent-ils de sabrer proportionnellement dans leurs effectifs ? Yahya Fallah est convaincu que non.
« Plutôt que de licencier, beaucoup d’employeurs préféreront proposer de nouvelles missions à leurs salariés, souvent plus intéressantes et à plus forte valeur ajoutée. En ressources humaines, par exemple, les équipes pourront automatiser une partie de l’administratif et consacrer davantage de temps à accompagner les collaborateurs. » En revanche, si des salariés doivent changer de poste, un défi se présente : leur trouver un emploi qui ne sera pas, lui aussi, menacé quelques mois plus tard…
Malgré les inquiétudes liées à la montée de l’intelligence artificielle et à ses effets sur l’emploi, certains observateurs préfèrent y voir une phase de transition plutôt qu’une menace durable. En France, la protection sociale et la capacité d’adaptation des entreprises pourraient en atténuer les effets délétères, tout en favorisant l’émergence de nouveaux métiers.
Pour toutes ces raisons, Serge Vayer, directeur conseil utilisateurs chez Savills, n’anticipe pas d’effet négatif sur le marché des bureaux, avec des entreprises qui en profiteraient pour réaliser des économies de mètres carrés. En revanche, « la façon de concevoir les bureaux pourrait évoluer du fait de cette révolution technologique, avec par exemple un besoin accru de cabines acoustiques pour ‘prompter’ à l’oral. La connectivité numérique deviendra par ailleurs encore plus essentielle pour les occupants des bureaux », prévoit-il
NeïlaBeyler, Chloé Marriault, avec Elsa Dicharry et Alexandre Rousset



