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Télétravail : demain, des entreprises « désagrégées » ?

Le télétravail - des entreprises désagrégées

Le télétravail, déployé depuis la crise du Covid-19, a pour effet de distendre le lien entre les salariés et l’entreprise. Sur le long terme, cette décomposition à l’oeuvre risque de désagréger l’unité de l’entreprise. Avec son lot de conséquences économiques.

Toutes les enquêtes d’opinion le confirment. Le télétravail, déployé pour contrer la pandémie de Covid-19, est plébiscité par les actifs. Il offre aux salariés, dont le métier est éligible, un meilleur équilibre de vie. Il réduit le temps passé dans les transports. Il assure, bien souvent, un cadre de travail plus serein, loin des interruptions intempestives.

Les entreprises du tertiaire y trouvent également leur compte, convaincues par l’opportunité financière. Avec moins de salariés présents sur site, elles basculent peu à peu en « flex office » pour libérer des plateaux entiers et ainsi réaliser d’importantes économies sur les dépenses immobilières.

Voici pour le côté pile du télétravail. Côté face, les managers et les directeurs des ressources humaines commencent à déchanter. Ces 21 derniers mois de crise sanitaire, observent-ils, ont distendu le lien qui unit les salariés à l’entité. Il est à craindre, à plus long terme, que cette décomposition à l’oeuvre ne finisse par désagréger l’unité de l’entreprise. Avec son lot de conséquences.

Un collectif moins « intelligent »

La raréfaction des échanges est l’exemple le plus emblématique. « Le travail à distance produit un repli sur soi, observe Clara Rousselin, dirigeante d’Ejio et spécialiste des nouvelles formes de travail. Le télétravailleur, concentré sur ses propres objectifs et ses tâches factuelles, se limite à des interactions purement productives. » Avec le manager, la réception des consignes. Avec ses collègues, d’éventuels « points » sur les dossiers en commun.

Quant aux visioconférences d’équipe, elles ne suffisent pas à reproduire avec la même qualité les échanges en présentiel, et encore moins les discussions informelles, autour de la machine à café ou dans les couloirs. Résultat : une altération de « l’intelligence collective ». Derrière ce concept théorique, la capacité des collaborateurs à résoudre des problèmes et à innover bien plus qu’ils ne le font isolément. « De la confrontation des points de vue naissent les idées nouvelles à forte valeur ajoutée », rappelle Clara Rousselin.

Télétravail : les sujets qui fâchent

Et justement, en juin 2020, alors que la France sortait de son premier confinement, 54 % des directeurs des ressources humaines sondés par l’Association nationale des DRH déclaraient constater « moins de créativité et de capacité à résoudre des problèmes complexes ».

Des recherches académiques confirment cette intuition. Selon l’économiste Nicholas Bloom, il y a une corrélation entre la collaboration et la création innovante. Ce professeur de Stanford craint que la décélération de l’innovation ne menace à terme la croissance économique.

Un détachement de l’entreprise

La probabilité de ce scénario est bien sûr proportionnelle à la fréquence du télétravail. Et la plupart des entreprises ont bien compris que le « full remote » est tout sauf une solution pérenne, sauf peut-être pour certains métiers de la tech. Pour autant, même les organisations en mode hybride (une dose de distanciel, une dose de présentiel) exposent l’entreprise à certaines menaces.

Le travail à distance provoque en effet chez les salariés un détachement. Le groupe de réflexion La Fabrique de l’industrie l’explique dans un rapport paru en juin. Avec le télétravail« l’entreprise joue moins son rôle de lieu de construction sociale, et l’activité de travail n’est plus rythmée par des rituels matérialisés dans des lieux de rencontre précis (machine à café, couloir, cantine) ». La séparation entre le salarié et l’entreprise n’est donc pas seulement physique. Elle est aussi psychologique.

Le sentiment d’appartenance – voire de fierté – contribue à l’engagement.

Clara Rousselin

De l’avis des spécialistes, ce détachement se répercute sur la motivation du salarié et la qualité de sa production« Qu’est-ce qui fait que le salarié met de l’énergie dans son travail ? Sa fierté d’appartenance à une entité, la qualité des relations avec ses collègues et son manager, et, bien sûr, sa rémunération et sa reconnaissance, énumère le psychologue du travail Christophe Nguyen, président du cabinet Empreinte Humaine. Or le télétravail agit de manière négative sur les deux premières dimensions. »

Ce détachement n’est pas sans conséquence pour l’entreprise. Bien au contraire. « Le sentiment d’appartenance – voire de fierté – contribue à l’engagement. Cet engagement stimule chez le collaborateur la formulation de propositions innovantes. Et ces idées nouvelles créent ensuite de la richesse », résume Clara Rousselin, la dirigeante d’Ejio. Au contraire, un salarié « détaché » aura moins tendance à identifier des « process » dysfonctionnels et à proposer des corrections.

Nouveaux risques psychosociaux

La pérennisation du télétravail fait également émerger de nouveaux risques psychosociaux. Ceux-ci pourraient à l’avenir fracturer le lien employé-entreprise. L’isolement du salarié est particulièrement redouté par les DRH. Selon une étude d’OpinionWay pour le cabinet de prévention des risques psychosociaux Empreinte Humaine, 41 % des télétravailleurs réguliers se sentent invisibles. Ce chiffre monte à 48 % chez les télétravailleurs à « temps plein ».

Ceux-ci estiment que leur travail est moins considéré que lorsqu’ils évoluent dans les locaux. Ils disent ressentir un sentiment de monotonie qu’ils n’éprouvaient pas auparavant. Résultat : « Il y a un plus gros turnover chez les adeptes d’une forte dose de télétravail que chez les autres », confirme le psychologue Christophe Nguyen.

Ce roulement d’effectif peut coûter très cher. L’entreprise américaine Work Institute, dans un rapport (2017), estime la facture à 33 % du salaire annuel d’un travailleur. Le remplacement d’un salarié gagnant 45.000 euros par an engendre donc 15.000 euros de frais.

La semaine de quatre jours est-elle l’avenir du travail ?

Il y a d’abord les coûts de recrutement. L’entreprise paie les salaires des employés dédiés à la sélection des candidatures, aux entretiens et à l’embauche du nouvel employé. L’addition peut d’ailleurs vite grimper si l’entreprise fait appel à un cabinet de chasseurs de têtes, notamment pour recruter un cadre dirigeant. Viennent ensuite les coûts d’intégration du salarié, notamment sa formation aux outils et « process ».

Il y a aussi des coûts cachés. Un nouveau salarié met six mois avant d’être considéré comme opérationnel, estime une étude du cabinet Robert Half (2018), et ainsi rattraper le niveau de productivité de son prédécesseur. Sans compter qu’il peut commettre des erreurs au cours de cette période. Erreurs dommageables pour l’entreprise… et ses clients.

 

Télétravail, les bonnes pratiques :

Accorder aux collaborateurs deux à trois jours de télétravail par semaine, au maximum.

Réunir l’équipe sur site au moins une fois par semaine.

Au bureau : du travail collaboratif, des réunions remue-méninges et des retours d’expérience pour stimuler l’intelligence collective et l’innovation.

A la maison : les tâches qui réclament de l’isolement et de la concentration personnelle afin de gagner en productivité.

Sensibiliser les collaborateurs et les managers au respect du temps de repos et au droit à la déconnexion afin d’éviter le « surtravail » et l’épuisement professionnel.

En cas de télétravail imposé, proposer un forfait pour couvrir une partie des dépenses de matériel ou le défraiement d’une partie de la facture Internet.

Kévin Badeau