Allotissement : analyse de la jurisprudence Conseil d'Etat, 20 février 2013, Sté Laboratoire Biomnis, req. n°363656

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Par Edouard Clot et Marie Lhéritier, avocats associés, cabinet Clot-Lhéritier

Dans quelles conditions le pouvoir adjudicateur peut-il limiter le nombre de lots attribués à un même candidat ?

La fixation d'une règle de limitation du nombre de lots à attribuer à un même candidat permet à de nombreux pouvoirs adjudicateurs de sécuriser l'exécution du marché en limitant les conséquences d'une éventuelle défaillance d'un prestataire, tout en préservant l'effet concurrentiel d'un allotissement des prestations. Sur le plan opérationnel, on comprend bien l'intérêt d'une telle limitation dans le cadre de marchés publics stratégiques pour une collectivité ou un établissement, pour assurer la sécurité des approvisionnements et garantir la continuité d'un service public essentiel (nettoyage et entretien, fourniture d'énergie, médicaments...).

Cette technique de dévolution des lots n'est toutefois pas encadré spécifiquement par le Code des marchés publics, et simplement suggéré par les textes communautaires. Le modèle d'avis d'appel public à la concurrence obligatoire fixé par le règlement (CE) No 1564/2005 de la Commission du 7 septembre 2005 prévoit ainsi que le pouvoir adjudicateur peut limiter le nombre de lots auxquels les candidats peuvent soumissionner. L'annexe VII A de la directive 2004/18 CE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures envisage également cette possibilité. La doctrine administrative, quant à elle, admettait la possibilité, pour le pouvoir adjudicateur, d'interdire à un même candidat de présenter des offres sur plusieurs lots pour, par exemple, préserver la sécurité des filières d'approvisionnement (Guide de bonnes pratiques, 4 févr. 2012, § 7.1).

D'où, pendant longtemps, une relative hétérogénéité de la jurisprudence des tribunaux administratifs en la matière. Certains tribunaux ont pu en effet considérer que le recours à cette technique était possible pour des motifs tirés de la nécessité d'assurer la sécurité des approvisionnements (TA Montreuil, 12 janvier 2010, Bernard P ; TA Cergy-Pontoise, 24 avril 2001, n° 99-94 et 99-97, Préfet Seine-Saint-Denis), le juge administratif étant allé jusqu'à valider un mécanisme original de limitation du nombre de lots à attribuer à un même candidat assorti d'un tirage au sort (TA Lyon, 3 février 2011, René Collet, n°1100112). En revanche, le Tribunal administratif de Bordeaux considérait que ce même dispositif était contraire à l'article 53 du CMP, dans la mesure où il pouvait conduire à le pouvoir adjudicateur à retenir une offre qui n'est pas économiquement la plus avantageuse (TA Bordeaux, ord, 22 juin 2009, n° 09-02277, Sté Multitec SA et a.).

Dans l'affaire « Société Biomnis »,, le ministère de la justice avait lancé la passation d'un marché public ayant pour objet des prestations d'analyse de prélèvements biologiques effectués sur des individus aux fins d'enregistrement de leur profil génétique dans le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Ce marché avait fait l'objet d'un allotissement géographique, les soumissionnaires ne pouvant, aux termes du règlement de la consultation, se voir attribuer qu'un seul lot. Dans la mesure où les candidats étaient néanmoins autorisés à soumettre une offre pour tous les lots,  le règlement de la consultation prévoyait que dans l'hypothèse où un candidat serait classé premier pour plusieurs lots différents, il lui serait attribué le lot le plus important, le ministère de la justice ayant pris le soin de préciser l'ordre d'importance des différents lots.

En premier ressort, le juge des référés du Tribunal administratif de Paris avait considéré que le système mis en œuvre par le ministère de la justice caractérisait précisément une violation de l'article 53 du CMP, dans la mesure où de telles modalités d'attribution des lots caractérisaient un critère de jugement des offres irrégulier.

Saisi d'un pourvoi de la société Biomnis, attributaire de l'un des lots, le Conseil d'Etat est amené, pour la première fois, à se prononcer sur la légalité d'un tel dispositif et à préciser ses conditions de mise en œuvre.

En premier lieu, la Haute Assemblée confirme que le pouvoir adjudicateur peut limiter le nombre de lots attribuer à un même candidat, lorsqu'une telle limitation est de nature à « mieux assurer la satisfaction de ses besoins en s'adressant à une pluralité de cocontractants ou de favoriser l'émergence d'une plus grande concurrence », et sous réserve que ce nombre soit précisé dans les documents de consultation.

En deuxième lieu, l'arrêt apporte des précisions importantes sur les modalités de mise en œuvre de cette règle, lorsque le nombre de lots auxquels il est possible de soumissionner est supérieur au nombre de lots qui peuvent être attribués à un même candidat. Dans cette hypothèse, indique le Conseil d'Etat, les documents de consultation doivent indiquer les « modalités d'attribution des lots », en les fondant sur des critères ou règles objectifs et non discriminatoires, lorsque l'application des critères de jugement des offres conduirait à classer en première position un candidat pour un nombre de lots supérieur au nombre de lots pouvant lui être attribués. De telles règles de limitation ne pouvant alors être considérées comme de l'édiction de critères de jugement des offres au sens de l'article 53 du Code des marchés publics, mais comme des « modalités d'attribution des lots » du marchés dans le cadre de l'article 10 du CMP.

En troisième lieu, réglant l'affaire  au fond, le juge considère qu'en l'espèce : (i) la règle de limitation ainsi fixée se justifiait par la nature et l'étendue des besoins à satisfaire, visant à susciter l'émergence d'une plus grande concurrence dans le domaine d'activité du marché et à « assurer la sécurité des approvisionnements en permettant à plusieurs entreprises de disposer d'une compétence dans ce secteur afin que l'Etat puisse durablement être confronté à plusieurs opérateurs » ; (ii) les modalités de mise en œuvre  de cette règle sont régulières et caractérisent bien des modalités d'attribution des lots et non des critères de jugement des offres irréguliers.

Ainsi est enfin validé par la Haute Assemblée un mécanisme qui participe de l'efficience et de l'efficacité des achats publics. 

Le recours à ce mécanisme de limitation d'attribution de lots est toutefois doublement conditionné. 

D'une part, le pouvoir adjudicateur devra être en mesure de justifier, au regard de la nature et de l'étendue de ses besoins, que la mise en œuvre en œuvre du mécanisme est de nature à favoriser une plus large concurrence et à protéger le pouvoir adjudicateur contre des risques de rupture d'approvisionnement ; autrement dit, avant d'introduire une telle limitation, le pouvoir adjudicateur devra s'interroger sur le point de savoir si elle est justifiée au regard de la nature des prestations et de l'objet du marché, de la structuration du marché fournisseur et des risques d'approvisionnement.

D'autre, part, la mise en œuvre des règles d'attribution des lots devra faire l'objet d'une attention toute particulière. En effet, dans l'hypothèse où un candidat présenterait l'offre économiquement la plus avantageuse sur un nombre de lots supérieurs au nombre susceptibles de lui être attribués, sur la base de quel critère ce candidat pourra être retenu sur certains lots et éliminé sur d'autres ? Le Conseil d'Etat indique que le pouvoir adjudicateur doit se fonder sur « des critères ou règles objectifs et non discriminatoires », et juge, dans l'affaire Biomnis, que la fixation d'un ordre d'importance des lots en cause satisfait à cette condition, critère que d'aucun pourrait considérer, certes comme objectif mais également arbitraire.

Si le cadre est ainsi posé, reste à la jurisprudence de déterminer, au cas par cas, si les modalités d'attribution des lots sont objectives et non discriminatoire. Sauf à utiliser un critère tenant au montant du lot en cause, la détermination des modalités d'attribution des lots  ne sera pas aisée...

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